Prostitués

On a mal dit: « L'homme n'est ni ange ni bête. » Il faut affirme: L'homme est à la fois ange et bête. Ah! le pauvre être double. Tout courbé sous les nécessités animales, tout soumis à son ventre, il sent sur sa lourdeur s'agiter des ailes nobles. Il est inquiet d'apprendre, inquiet de créer harmonieusement; il aime le beau, il aime l'amour. Depuis des siècles de siècles, il fait la bête parce qu'il veut faire uniquement l'ange; son poids le roule dans l'ordure parce qu'il oublie son poids et croit naïvement se libérer de la brute qui est une partie nécessaire de lui-même.

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Prostitués, ou comment ne pas se faire des amis.

Entre le lieu commun et la vérité avérée et indiscutable, il est bien rare que lorsqu’on parle de Han Ryner sur les feuilles libertaires on ne date pas de la publication de Prostitués la « conspiration du silence » dont on estime l’écrivain victime. Vigné d’Octon, sans craindre l’hyperbole, affirme même que l’écrivain est « aux prises avec la plus basse conjuration du silence qu’aient jamais organisée les eunuques de la pensée et les maîtres du capital »[1]. Manuel Devaldès pointe du doigt sans hésiter « tel grand critique littéraire qui organise avec ses semblables la conspiration du silence autour des écrivains ne professant pas les opinions admises »[2]. De fait, l’existence même de la conspiration semble présenter la preuve de la justesse des théories et des opinions exprimées par l’auteur qui en est victime, et on pourra ainsi féliciter, en quelque sorte, Ryner d’en être l’objet : « On a fait sur lui la conspiration du silence, ce qui s’explique par l’inadaptation de ses idées au milieu social et au moment présent »[3]. D’où, la validité flagrante des idées et la bassesse correspondante du milieu.

Ce qui est indéniable, c’est que la critique littéraire anarchiste se veut franche, honnête, brutale même en cas de besoin. C’est ainsi que l’annonce Jean Grave quand il lance le supplément littéraire de son journal Les Temps nouveaux – prévenant qu’il n’épargnera ni amis ni ennemis – et cela le demeurera tout au long des nombreuses expériences journalistiques lancées par les militants. Il n’est pratiquement pas de journal anarchiste qui ne publie de recensions d’ouvrages littéraires récemment parus. Le but est simple : il s’agit de conseiller de bonnes lectures aux militants anxieux de se cultiver, mais également de montrer ce qu’est la critique véritable, celle qui n’est pas à la solde des cabales qui déterminent, à l’intention d’une postérité qui ne sait pas qu’elle est en train de se faire duper, quelles sont les grandes œuvres de l’époque. Lacaze-Duthiers l’explique en termes dénués de toute ambiguïté : « La critique baptise chef-d’œuvre maint navet, et fait la conspiration du silence sur ce qu’elle devrait porter aux nues. Elle ne se soucie point d’éclairer le public. Elle blâme ou applaudit, non par conviction, mais par intérêt. L’argent a le dernier mot, ici comme ailleurs. C’est lui qui juge en dernier ressort de la valeur d’un écrivain »[4].

Han Ryner n’a jamais dissocié écriture romanesque et activité critique, les menant de front tout au long de sa carrière. Prostitués demeure l’exemple le plus achevé de son approche, qui connaîtra par ailleurs bien d’autres incarnations sur les pages de publications trop nombreuses pour les citer toutes. Il nous semble utile de reproduire ici le jugement de Louis Simon, le biographe de Han Ryner, sur cet aspect de son œuvre : 

« Plutôt que la critique qui, dangereusement pourrait faire connaître l’œuvre honnie, d’autres ont préféré le silence. Il était risqué de rendre la monnaie de sa pièce à celui qui pouvait répondre de trop belle encre.

On dira que je cherche à justifier toutes les démarches. Les points de discussion, logique et vérité, s’accordent le plus souvent en sa faveur. Il en est certes autrement du polémiste, virulent, et parfois injuste. Il en a reconnu, plus tard, les injustices, et qu’on ne convainc pas par les violences, même verbales. Mais quels jolis duels, quel art de manier le fouet en même temps que l’acerbe scalpel du clinicien qui ouvre les plaies et étale les sanies. Quel éclat aux trouvailles qui pourfendent les réputations usurpées ! comédie de masques dont il peinturlure la grimace et croque les ridicules en une verve endiablée.

Y a-t-il livres plus amusants que Le Massacre des Amazones et Prostitués ? Les banderilles sont lancées au point sensible. Trop de pauvres victimes sont aujourd’hui, si l’on peut dire, complètement mortes. Il a dégonflé des baudruches au moment où l’on prenait encore leur arrondissement pour de la chair et des muscles sur un squelette. Est-il resté plus que du vent de ses polémiques ?

Les tournois où je l’ai vu entrer, tournois aux armes mouchetées, où il évitait soigneusement d’infliger des blessures, m’ont toujours semblé enrichisseurs pour les deux parties, exemples de courtoisie, de bonhomie malicieuse, modèles de dialogues sans hargne qui, sans retrancher ni céder à la vérité d’autrui, reconnaît et salue cette vérité, cherche un accord et une compréhension haute. Les piqûres légères s’accompagnent de sourires amicaux et de caresses. Les attaques personnelles, remarquons-le simplement, ne s’attaquent ni à l’homme ou la femme privés, ni à la pensée elle-même mais à la forme de l’expression, et, il faut l’avouer, à une certaine bassesse littéraire et publique, à ses causes morales.

Il respectait les grandeurs véritables. Même dans la sympathie ou l’admiration, il ne renonce pas à dire ce qui le gêne, les boîteries d’une réalisation. Il cherche à éveiller chez l’auteur critiqué un désir d’accomplissement plus satisfaisant. Après avoir secoué d’ironie et préparé à réagir, il tente une sorte de maïeutique. Il cherche les caractères d’un style, d’une pensée, d’un art, et appuie son examen sur ces points fermes. Ainsi a-t-il fait dans sa critique littéraire et sa critique philosophique.

Han Ryner a reconnu et jugé où ils étaient – ce qui ne leur a pas toujours plu – aussi bien un Remy de Gourmont qu’un Romain Rolland, Anatole France et Gide que Maeterlinck, Alphonse Daudet et Mirbeau. Il a su que la grande révolution philosophique contemporaine est celle de Rosny aîné. Il a son mot à dire, et on doit le consulter, comme on est curieux de savoir ce que pensent Voltaire ou Sainte-Beuve, sur Kant, Descartes, Vigny, Ibsen, Nietzsche, Jules Renard, Léon Bloy, Edouard Dujardin, Élisée Reclus… »

Encore un chapitre à développer en étendue : Han Ryner est un très grand critique.

Simon, Louis. À la découverte de Han Ryner. L’homme – la pensée – l’œuvre. Préface de Jean Rostand de l’Académie Française. Paris : Le Pavillon – Roger Maria Éditeur, 1970. p. 124-126.

[1] Vigné d’Octon, P. « Han Ryner et son œuvre (suite) ». La Revue Anarchiste no. 19, août 1923.

[2] Devaldès, Manuel. Gérard de Lacaze-Duthiers et la bioesthétique. Paris : Bibliothèque de l’Artistocratie, 1934, p. 98.

[3] Gomez de Baquero, E. « Préface à ‘La esfinge roja’ ». Cahier des amis de Han Ryner, no. 52, mars 1959, p. 24-25.

[4] Lacaze-Duthiers, Gérard de. « Réalités, Vérités ». L’Unique, no. 52, 10 octobre-15 novembre 1950.