Face au public
Je ne viens pas nier l'influence sociale du poète. Je viens affirmer que cette influence n'est bonne que si le poète ne songe pas à l'exercer.
L'homme est un composé de besoins contradictoires auxquels il obéit alternativement. Le mouvement d'un pendule symbolise le mouvement de la pensée comme celui de la vie. Nous allons de la veille au sommeil, du sommeil à la veille. De même, nous allons d'une période d'individualisme à une période de foi commune, puis nous revenons à une période d'individualisme.
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L’éducation véritable
Cours, conférences, causeries… L’action d’éducation et de propagande anarchiste ne passe pas que par les journaux et les brochures. La parole joue un rôle qu’on ne saurait sous-estimer. Surtout, s’agit-il une fois de plus de corriger les erreurs commises par la société bourgeoise, qui, en institutionnalisant l’éducation, en a fait tout le contraire de ce qu’elle aurait dû être. La presse anarchiste ne manque jamais de dénoncer « l’enseignement universitaire, cet enseignement tortionnaire qui, aux patients que lui livre l’incurie familiale, bourre la tête de connaissances superficielles ne pouvant être, pour eux, d’aucune utilité à leur entrée dans la société, pendant que, systématiquement, elle leur laisse ignorer les exigences de la vie réelle »[1]. C’est que l’éducation, loin d’être le moyen par lequel peut se réaliser une certaine forme d’égalité sociale, est perçue essentiellement, soit comme le canal de transmission de notions inutiles, soit comme un rite de passage, un parcours guidé censé préparer l’étudiant en vue de son insertion, aussi peu douloureuse que possible, à la place à laquelle il a droit dans la hiérarchie sociale. Dès lors, les libertaires peuvent légitimement conclure que « [l]’enseignement supérieur n’a le plus souvent d’autre but que la collation des grades et des parchemins, voies à la conquête de sinécures honorées et inutiles, c’est-à-dire nuisibles »[2].
La réponse anarchiste au problème sera celle à laquelle on peut s’attendre : le choix de l’autogestion. Si l’école ne remplit pas son rôle, les autodidactes – car on sait bien que la plupart des militants le sont – formeront leurs propres écoles, exemptes des tares et des défauts des écoles officielles. Naissent ainsi les « Universités populaires ». Leur créateur, Georges Deherme, vise, comme l’explique Gérard de Lacaze-Duthiers, à « [é]duquer le peuple […]. Tâche que seuls les éducateurs libérés de tous les dogmes peuvent entreprendre, et non des perroquets qui rabâchent les âneries que d’autres perroquets leur ont apprises, pour les transmettre à leur tour à de nouveaux perroquets. Ce qui suppose avant tout l’éducation des éducateurs et la réforme de l’enseignement. En premier lieu, supprimer les examens et les concours, voilà une réforme qui s’impose ! L’instruction universitaire a fait jusqu’ici des pédants, à l’instruction libertaire de faire des hommes, et non des perroquets »[3]. Deherme fonde ainsi la « Coopération des idées », qu’il préside, ainsi que l’Université du Faubourg Saint-Antoine. Son but, tel que lui-même le décrit, est on ne peut plus clair :
Nous voulons éveiller les énergies latentes ... la liberté et la justice ne se décrètent ni ne l’imposent ... Régénérer l’individu pour améliorer l’état social, fortifier les volontés actives, développer le pouvoir d’inhibition pour accroître la liberté, nourrir l’intelligence, exalter les· facultés cérébrales, élargir la conscience pour qu’il y ait plus de justice en ce monde et plus de liberté. Voilà l’œuvre audacieuse que nous entreprenons, but et moyen.[4]
Le parcours des Universités populaires, ou en tout cas leur moment de plus grand succès, dure une quinzaine d’années, jusqu’en 1914 et le début de la guerre. En cet espace de temps, « 230 universités voient le jour, rassemblant des dizaines de milliers d'adhérents »[5].Ce n’est pas seulement le conflit qui vient interrompre – ou du moins sensiblement ralentir, et pour finir transformer – l’expérience. Souvent dominées par des intellectuels universitaires qui « descendent » vers le peuple, les UP peinent parfois à répondre aux exigences d’un public dont les intérêts sont plus concrets que ceux des conférenciers qui viennent s’adresser à lui. Mais si le contact n’est pas toujours facile à établir et le rapport à maintenir, l’expérience a pu, si l’on en croit les témoignages, offrir également d’excellents moments aux habitués de ces salles. Lacaze-Duthiers jugeait que :
Les cours de ces Universités ont été souvent trop théoriques, trop savants, pour un public populaire, qui exige des formules plus simples que celles qu’emploient messieurs les agrégés. Mais ce n’était pas toujours le cas. Nos amis les chansonniers, entre autres Jehan Rictus, venaient distraire les camarades. Et combien de causeries nous fîmes les uns et les autres, pour traiter, en termes accessibles à tous, tel problème à l’ordre du jour. En la salle du Faubourg Saint-Antoine on avait entendu en 1904 une remarquable conférence de Han Ryner sur Ibsen, le grand dramaturge scandinave dont les œuvres commençaient d’être connues.[6]
Han Ryner figurait en effet parmi les conférenciers les plus fidèles et appréciés de ce milieu. Ainsi que le rappelle Louis Simon :
Il se lance dans le mouvement des Universités populaires. Il parle au « Château du peuple » d’Emile Vitta, surtout à la « Coopération des Idées » de Georges Deherme, l’« U.P. Saint-Antoine » où il fera une suite de cours sur l’Individualisme et son histoire, de 1903 à 1907. Il sera à « l’Art pour Tous », ainsi que le rappellera Marcel Martinet qui l’y entendit en 1905, à l’« Art social » (1897), à l’Ennemi du Peuple d’Emile Janvion et Francis Jourdain (1903-1904). Il poursuit à sa manière, d’un ton grave, aux références érudites, la lutte contre le dogmatisme et l’infiltration de l’Eglise dans les rouages sociaux, dans l’éducation de l’enfance, dans l’autoritarisme et la réaction politique.[7]
Dans bien des cas sponsorisées par le parti communiste ou par les syndicats, les universités populaires finiront, dans l’entre-deux-guerres, par acquérir un caractère différent, devenant plutôt des lieux de sociabilité ouvrière, de divertissement mâtiné d’instruction. Face au public nous offre le portrait d’un moment de leur évolution, alors qu’elles sont au faîte de leur parabole.
[1] Vindex. « Bibliographie : Le Débutant, par Baudry de Saunier ». Les Temps Nouveaux, première année, no. 34, du 21 au 27décembre 1895.
[2] Francis, Jean. « La République éducatrice ». La Plume no. 300. 15 octobre 1901.
[3] Gérard de Lacaze-Duthiers, C’était en 1900. Souvenirs et impressions (1895-1905). Tome premier. « Les laideurs de la Belle Époque ». Paris : La Ruche ouvrière – Bibliothèque de l’Artistocratie, 1957, p. 411.
[4] Ibid, p. 412.
[5] Mercier, Lucien. Les Universités populaires : 1899-1914. Éducation populaire et mouvement ouvrier au début du siècle. Paris : Les Éditions ouvrières, 1986, p. 177.
[6] Lacaze-Duthiers, Op. cit., p. 414.
[7] Simon, Louis. « La place de Han Ryner dans le mouvement social ». Le Mouvement social. No. 62, janvier-mars 1968. p. 99-105