Des cris sous la meule

VISION GUIGNOLESQUE DE LA GUERRE. - Rien de plus amusant, au cours de cette guerre, que la constatation des correspondants de journaux au front, gravement rapportée chaque année et avec force littérature, que, malgré le massacre, le printemps ne manquait pas de renaître, l'herbe poussait sur les champs de bataille et les oiseaux se foutaient du canon et chantaient à tue-tête. Pauvres anthropocentristes, ils n'en revenaient pas! Des crétins, sur l'ordre de canailles, s'entr'égorgeaient, et les jours et les nuits continuaient d'alterner: le soleil ne s'était pas éteint! Hélas! journaleux, ne serait-ce pas que votre guerre n'avait pas plus d'importance que celle de deux poux sur votre crâne de bourreurs de crânes?

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Des cris dans le désert

Le 25 mars 1925, dans son numéro 39, Le Semeur de Normandie lance une souscription pour « un livre qui ne trouverait pas d’éditeur ». Des cris sous la meule est présenté comme un recueil de « 206 aphorismes et boutades d’inspiration individualiste. – Édition soignée. Nous engageons nos lecteurs et tous les camarades en général à souscrire à ce nouveau livre de l’auteur des Contes d’un Rebelle. Ce faisant, ils encourageront l’écrivain indépendant qu’est notre ami et collaborateur Manuel Devaldès. »            

La méthode est assez fréquente dans le monde de l’édition anarchiste, où les fonds sont fort limités. Par leur soutien concret, les lecteurs confirment leur attachement à des auteurs qu’ils suivent régulièrement dans les pages des publications militantes et contribuent à pérenniser – dans les limites des moyens disponibles – leur œuvre, dont les éditeurs bourgeois ne voudraient pas. Il est vrai qu’en 1925 Manuel Devaldès est déjà très connu dans le milieu. Au poète symboliste, fondateur de La Revue rouge de littérature et d’art (1896-1898) – dans laquelle avaient publié Verlaine, Félix Fénéon et Laurent Tailhade – co-fondateur en 1913 de la revue L’Action d’art avec Gérard de Lacaze-Duthiers et André Colomer, fait suite le théoricien individualiste et le penseur néo-malthusien, qui prendront le dessus dans l’après-guerre. Lorsque le livre paraît enfin en 1927, on serait excusé de croire qu’il ne s’agit que d’un aspect relativement secondaire de l’activité protéiforme de cet écrivain aussi multiple qu’infatigable. 

En cette année 1927, le nom de Manuel Devaldès se retrouve tout aussi bien dans la grande presse et dans les revues du monde officiel de la culture que dans les journaux appartenant à la galaxie libertaire. Au mois de juillet il figure dans les pages du quotidien Le Temps, où l’on évoque son ouvrage La Maternité consciente et on loue son intérêt pour les problèmes de l’eugénique, concluant : « Aussi, faut-il savoir gré à M. Manuel Devaldès d’indiquer les principes grâce à l’observation desquels la race humaine sera protégée efficacement contre la dégénérescence qui la menace. »

En août, Le Mercure de France publie une très longue étude sur « L’état mondial de la question de l’objection de conscience », où l’ancien réfractaire fait le tour du sujet en évoquant les fortunes relatives du concept dans nombre de pays – Angleterre, Norvège, Belgique, Hollande, Finlande, Suède, Danemark, Russie et on en passe – et déclare au bout de son analyse  qu’il s’agit là « l’un des [mouvements les] plus importants au point de vue de la liberté positive de l’individu et du développement de la personnalité humaine. »

En décembre on parle de Manuel Devaldès sur les pages de Paris-Soir. Séverine, à la suite du procès d’une institutrice accusée d’avoir soutenu la thèse que « la procréation était mauvaise qui tirait du néant des dégénérés ou des victimes marquées d’avance pour les privations, la misère, le vice et le crime. » mentionne Devaldès à côté d’autres écrivains connus proches de l’anarchisme, tels Henry Fèvre et Victor Margueritte, également coupables du même crime et qui seraient également blanchis, par association, par le même jugement. L’Humanité fait également écho à cet événement et cite aussi Devaldès parmi les défenseurs les plus en vue du contrôle des naissances. Et ce ne sont là que quelques exemples parmi d’autres de la forte présence de Devaldès sur la scène sociale de son époque. Sa réputation comme militant néo-malthusien et pacifiste n’est visiblement déjà plus à faire.

Que sont donc ces Cris sous la meule ? S’il faut en croire la publicité qui paraît dans une brochure critique de Devaldès, « [c]es aphorismes, réflexions et boutades, écrits selon le mode pamphlétaire, dans un style mordant, par un écrivain qui ne mâche pas les vérités, plairont à ceux qui aiment trouver la sertissure de la forme autour d’une pensée profonde. Chacun des Cris sous la meule est un tremplin qui lance leur lecteur en des méditations sans fin. Dans Fleurs de Guerre, la seconde partie du volume, sont approfondis sur le même ton, quelques aspects de la guerre de 1914-1918. Il faut lire ces pages vengeresses et pleines d’intellectualité, véritables coups de massue assénés à quelques canailles bellicistes de marque »[1] .

Francis B. Conem, qui estimait quelque peu paradoxalement que Manuel Devaldès était « un poète mort jeune » et appréciait énormément ses premières œuvres, dont en particulier ses Hurles de haine et d’amour, parues en 1897, trouvait que « nous avons le droit de nous plaindre de la prompte disparition du poète en la personne de Manuel Devaldès, que le sociologue nous ait enlevé en quelque sorte ce versificateur qui versifie si peu et qui serait devenu, tout nous le fait suggérer dans ce petit recueil, un nouveau André Spire »[2]. La multiplicité de l’œuvre de Devaldès, toujours prompt à passer de l’analyse sociologique à la philosophie, au conte, à la poésie, à l’aphorisme, pouvait toutefois également dérouter, et le même auteur exprime quelques réserves quant aux Cris sous la meule. Conem cite d’abord les jugements très positifs de Lacaze-Duthiers et de Han Ryner, qui soulignent la force et la clarté du style de Devaldès, qui va droit au but et « ne met pas des points, il met sur tous les i des trémas ». Mais il ajoute, « ce n’est pas cette concision que je lui reproche, bien au contraire, mais quand il joue sur les mots : de la valeur et des valeurs, de l’action et des actions… jeux qui pullulent dans ces « Cris sous la meule » alors qu’une phrase d’Eugen Relgis (On n’évoque pas une douleur, on la ressent – et on ne l’exprime point par des mots mais par des cris) nous autorisait à attendre autre chose de ce livre. J’avoue avoir souvent désapprouvé ce style des Cris, peu apparenté à celui des contes de Manuel Devaldès… »[3]. Il est vrai que Devaldès semble ne jamais cesser d’expérimenter avec les formes et que cette imprévisibilité même peut dérouter le lecteur.

D’autres critiques exprimeront des jugements plus concis et plus louangeurs : « Des cris sous la meule par Manuel Devaldès (Les Humbles). Un gros cahier bien rempli de petites notes très dures et souvent justes. Des cris, cris âpres. Pages d’action. Violentes, oui, mais pesées. Livre à lire et à prêter »[4].

Le mot de la fin sur la question peut se laisser à la brève nécrologie consacrée à Devaldès par le Monde libertaire lors de son décès, survenu à Paris le 22 décembre 1956 : « À 81 ans disparaît celui que l’on doit considérer comme le fondateur du pacifisme scientifique. Dépassant les thèses du pacifisme sentimental, rénovant les idées de Malthus et de ses successeurs, il posa correctement et clairement le problème de la guerre en présentant la solution de la question de population comme objectif immédiat. Son livre Croître et multiplier, c’est la guerre ! est plus que jamais d’actualité. Il écrivit aussi de très pertinentes études, des poèmes, des contes à la philosophie profonde et amère. Des inédits attendent l’imprimeur…

« Il collabora à de nombreuses publications dont L’Unique car il se revendiquait de l’individualisme anarchiste, et à la Grande Réforme d’Eugène et Jeanne Humbert. Objecteur de raison lors de la première tuerie mondiale, il subit l’exil durant vingt ans. Ce stirnérien farouche de qui j’aimais les savoureux aphorismes laisse une œuvre remarquable.

C’était un intellectuel indépendant.
Il est mort pauvre ».[5]

[1] Devaldès, Manuel. Félix Le Dantec et L’Égoïsme. La Brochure Mensuelle no. 161, mai 1936, p. 27.

[2] Conem, Francis B. « Manuel Devaldès poète ». L’Unique no. 103-104, janvier-février 1956, p. 11-12.

[3] Conem, Francis B. « Manuel Devaldès ». Défense de l’Homme no. 104, juin 1957, p. 34-35.

[4] Hyp. « Lettres. Quelques livres ». Le Peuple. Organe quotidien du syndicalisme, 8 septembre 1927.

[5] Larralde, Marc. « Manuel Devaldès ». Le Monde Libertaire no. 25 février 1957, p. 3.