Mauer

ACTUALITÉS. - Pot-pourri de militarisme, chauvinisme, bellicisme, sportisme et autres ismes, servi chaque semaine au populo blasé dans les salles de cinéma. Le journal filmé s'entend à bourrer les crânes, mieux que le journal non filmé. C'est un puissant moyen de propagande au service des dirigeants (comme la radio). Le choix fait parmi les actualités est grotesque. Il relève d'un esprit nettement réactionnaire. Le cinéma d'actualités est d'une niaiserie dont rien n'approche. Il n'attache d'importance qu'à ce qui n'en a aucune, s'attarde à de menus faits, négligeant les événements profonds qui, seuls, comptent dans la vie d'un peuple. « Les yeux et l'oreille du monde » sont plutôt avariés. Actualités mondaines, politiques, littéraires, artistiques, sportives ou autres, ne nous laissent rien dans l'esprit.

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Book cover: Mauer film les origines, le monde avant Mauer

Compte Rendu

Monnot, René. Le Barrage, hebdomadaire de la Ligue internationale des combattants de la paix, no. 104, 6 août 1936.

Gérard de Lacaze-Duthiers. Mauer (film), 1e partie : Les Origines, 2 vol, 868 p., illustré par Get (Bibliothèque de l’Artistocratie, Paris 1936). 33 fr. recommandé. L’ouvrage, tiré à un petit nombre d’exemplaires, sera dédicacé par l’auteur.

 « Ne se trouve-t-il pas, écrivait J.-H. Rosny aîné, d’une part, un écrivain de belle imagination et d’autre part, un hardi réalisateur pour douer le cinéma d’une grande œuvre préhistorique ? »

Certes, ce sont, en un sens, les « réalisations » préhistoriques qui manquent le moins. Mais quelles pauvretés ! Productions à l’américaine, « supervisées », « superfilmées », « supercensurées », tristes élucubrations destinées à frapper le public par le colossal, par l’étrange, par l’inédit, sans qu’un semblant même d’idée vienne soutenir et justifier une série d’apparitions, hallucinantes peut-être, le plus souvent absurdes.

Il appartenait à Gérard de Lacaze-Duthiers de nous donner, en attendant un technicien à la hauteur de la tâche, un scénario qui fût à la fois œuvre de science et œuvre d’art. Créer un cinéma qui ne soit plus abrutissant, mais éducateur, vulgariser la préhistoire au sens vrai du mot, c’est-à-dire exposer franchement devant le grand public des problèmes fondamentaux qui ne sont pas le privilège de je ne sais quelle « élite », parce qu’ils intéressent toute l’humanité, tel est le but de son livre.

Dans Mauer, il a patiemment réuni des matériaux abondants, voire surabondants, il a largement et généreusement préparé le travail au « metteur en scène intelligent » – le trouvera-t-il ? – à qui il a dédié son ouvrage. L’appareil scientifique s’accompagne, chez lui, de « développements, notes, variantes, résumés, destinés à faciliter la compréhension du film », mais dont on « retiendra seulement l’essentiel », le but étant « d’éveiller chez le spectateur des idées au moyen d’images, en une série d’épisodes susceptibles de l’amuser autant que de l’instruire. » Toutes les ressources de l’art cinématographique sont mises à contribution, images muettes, film sonore, film parlant, film en couleurs et en relief (sans parler de la musique, des odeurs, et même de l’art théâtral, car certaines parties, comme le prologue, peuvent être jouées). Pendant que se succèdent les images évocatrices, le speaker les explique et les commente. L’auteur a eu soin de prévoir plusieurs versions, familières et humoristiques, ou savantes et philosophiques, selon les différentes catégories de spectateur auxquelles on s’adressera.

« Film-fleuve documentaire », Mauer représente un gros effort scientifique et littéraire. Car c’est tout simplement l’épopée de l’Homme depuis ses plus lointaines origines jusqu’aux tristes spectacles de notre époque. Il va sans dire que ce travail gigantesque suppose une connaissance plus qu’ordinaire des découvertes les plus récentes en paléontologie, géologie, embryogénie. Et ce n’est pas le moindre mérite de l’auteur que d’avoir revêtu ces indispensables données scientifiques d’une forme toujours attrayante, passionnante souvent.

Son héros, c’est « l’homme de Mauer », notre plus lointain ancêtre humain, encore proche parent du singe, dont on découvrit les restes en 1907, dans une sablière près de Heidelberg : le plus ancien de tous ceux-là, « pères profonds, têtes inhabitées », dont nous foulons la poussière et qui nous ont légué le fruit précieux de leur humaine expérience.

Mais par-delà Mauer, à des millions de siècles avant lui, nous procédons de la cellule initiale, qui peut-être est venue d’un autre monde ensemencer notre Terre, qui peut-être s’est formée spontanément au bord des mers primitives, dans un milieu plus riche et plus actif que celui que nous connaissons. L’homme moderne est l’authentique descendant de toutes les formes moins parfaites que la nature a produites avant lui. « Ne vous fâchez pas, disait Maupertuis, si je vous dis que vous avez été un ver, ou un œuf, ou une espèce de boue. »

Aussi Lacaze-Duthiers, après nous avoir présenté Mauer, dresse-t-il son « arbre généalogique ». Sur l’écran, défile toute l’histoire de notre monde, depuis la nébuleuse originelle : la masse gazeuse de la planète, en se refroidissant, se contracte, devient liquide ; sur l’océan de feu se forment des croûtes, des ilots florissants de scories qui se rejoignent, se soudent en une mince pellicule continue. Les siècles passent. L’eau, d’abord condensée en vapeurs épaisses, se dépose peu à peu sur le sol en cataractes bouillantes. Au sein des mers primordiales, dès que la température le permet, la vie naît et pullule. À travers des formes successives, de plus en plus compliquées, l’évolution d l’être vivant s’accomplit. Les continents se peuplent. Après les invertébrés, voici le Saurien, roi des temps secondaires, puis le Mammifère, progrès immense, puis les grands singes anthropoïdes, les hominiens, enfin l’Homme, dernier venu.

Ce n’est pas sans dessein que Lacaze-Duthiers campe au centre de sa fresque grandiose l’homme primitif, encore voisin de la brute, mais que n’a pas corrompu la pseudo-civilisation. Riche de ses forces toutes neuves, maître par son intelligence d’un monde illimité, Mauer asservit le feu et fabrique le premier outil, le silex grossièrement éclaté, ébauche de toutes les œuvres d’art à venir. Fier de ses inventions prodigieuses, il se sent, il se sait le maître de la planète. Un soir, « las d’avoir erré tout le jour, Mauer s’endort sous son abri. Il fait un rêve qui le transporte dans le Paris moderne en pleine civilisations. Exhibé dans un music-hall, il lie connaissance avec une de ses admiratrices, une jeune et jolie Parisienne qui s’offre à lui faire visiter la Ville-Lumière. Mauer, au bras de sa compagne, prend contact avec la civilisation. Il voit les bons et les mauvais côtés. Il s’initie aux sciences et aux arts, apprécie les inventions les plus récentes, se mêle à la vie mondaine, politique, sociale, et fréquente tous les milieux. Il vit une vie intense, tragique et comique à la fois. Son existence n’est qu’une suite d’épisodes gais ou tristes, d’aventures plus ou moins banales. Elle est fertile en spectacles variés, qui provoquent chez lui diverses réactions ».

Imagination paradoxale, absurde si l’on veut que de montrer l’homme de la nature aux prises avec notre civilisation, la jugeant sans préventions et sans indulgence au nom de sa conscience intacte de véritable « primitif ». Mais de ce rapprochement saisissant jaillit – et c’est là le but profond du livre – la critique impitoyable et clairvoyante de notre époque.

Car si Lacaze-Duthiers est un savant et un artiste c’est aussi un homme libre, passionné d’individualisme et d’indépendance. Dans la seconde partie de Mauer, qui ne tardera pas à paraître, il nous montrera l’Ancêtre stupéfait et indigné devant l’œuvre de ses descendants. Qu’ont-ils fait des découvertes, dont il ressentait un si légitime orgueil ? L’Outil devenu la Machine est entre nos mains un instrument d’esclavage, quand il pourrait être un instrument de libération. L’avidité et la méfiance, le triomphe des médiocres, l’esclavage et la guerre sont les fruits naturels de l’agglomération des hommes en troupeaux. Nous vivons sous le régime de la laideur, de la dispersion des forces, du gaspillage des richesses que nous prodigue la nature. Sommes-nous supérieurs à Mauer ? Sommes-nous seulement encore des hommes ?

Et cependant une étape nous reste encore à franchir : après l’hominisation de l’animal, il faudra bien en venir à la surhominisation de l’homme Ce sera l’œuvre non des collectivités, c’est-à-dire des médiocres et des satisfaits, mais de l’individu, seule force intelligente et créatrice. Le salut est en nous. L’homme, s’il veut mériter ce nom, se doit de se ressaisir, de réaliser en lui, avant tout, la révolution intérieure qui seule, permettra le progrès moral. Il se doit, mettant en pratique la devise des Artistocrates, de « faire de sa vie une œuvre d’art libre et désintéressée, au-dessus de toutes les limitations et de tous les partis. »

Telle sera la conclusion de Mauer. Mais ce n’est pas à dire que cette tendance à la fois satirique et constructive n’apparaisse déjà dans la première partie. Je citerai notamment, le Petit Dictionnaire cinématographique à l’usage des profanes, qui sert de préambule à l’ensemble de l’ouvrage ; sans oublier le Défilé des dinosauriens, où Lacaze-Duthiers présente avec une verve humoristique, sous laquelle transparaissent l’indignation et le sarcasme, les types principaux de ceux dont nous avons fait nos maîtres. À travers le voile de l’allégorie la plus transparente, les brutes sans cervelle évoqueront dans l’esprit des lecteurs – je veux dire des spectateurs – certains visages où ils n’auront que la peine de mettre les noms.